Interview de Hervé Tanquerelle

Une rencontre avec le dessinateur Hervé Tanquerelle pour le titre La Terre Verte, scénarisé par Alain Ayrolles aux éditions Delcourt !

Une interview à retrouver dans le Canal BD Magazine n°160.

Certaines rencontres sonnent comme une évidence et celle entre Alain Ayroles (Les Indes fourbes, L’Ombre des lumières…) et Hervé Tanquerelle (Racontars arctiques, Le Dernier Atlas…) en fait partie. Leur première collaboration, La Terre verte, est un impressionnant récit de 250 pages, qui nous ramène au Groenland où les derniers Vikings tentent de survivre. Dans ce contexte crépusculaire débarque un homme au lourd passé, bien décidé à mettre la main sur ce territoire… Pour parler de ce roman graphique shakespearien, nous sommes allés rencontrer pour vous son dessinateur, Hervé Tanquerelle.

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Comment est né cet album, La Terre verte ?
Un ami commun m’a appris qu’Alain Ayroles avait envie de travailler avec moi. Je connaissais ses livres et cela m’a interpellé. Nous nous étions déjà croisés mais sans jamais vraiment nous parler, et j’étais curieux de savoir ce qu’il allait me proposer. Nous avons commencé par échanger au téléphone, et il a dit deux mots qui ont tout de suite créé l’étincelle : Groenland et Vikings ! Le Groenland, on peut comprendre pourquoi cela m’intéresse puisque j’ai déjà abordé cet univers dans Les Racontars arctiques et Groenland Vertigo. À propos des Vikings, il se trouve que c’est également un sujet qui me passionne depuis longtemps. J’avais déjà lu certains livres et même rassemblé beaucoup de documentation graphique, initialement pour un projet qui devait se faire avec Gwen de Bonneval mais qui n’a jamais vu le jour.

Justement, avec quelle documentation avez-vous travaillé ici ?
En ce qui me concerne, j’avais lu un ouvrage de Régis Boyer sur le monde Viking, ainsi que Effondrement - Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, un livre controversé de Jared Diamond portant sur la fin des civilisations, dont celle des Vikings au Groenland. Alain voulait justement parler précisément de cette période-là. Je n’avais vraiment aucune raison de refuser. Cela m’a donc semblé logique de plonger dans cette aventure. Ensuite, le processus de création a pris un peu de temps. Il y a eu notamment une première version, où l’idée de reprendre le Richard III de la pièce de Shakespeare n’était pas aussi affirmée.

Comment présenteriez vous La Terre verte ?
Quatre cents ans après l’arrivée des Vikings au Groenland à la fin du Xe siècle, leur société est en pleine déliquescence et va disparaître. Dans ce contexte, un personnage mystérieux assez antipathique, au passé trouble, débarque dans une communauté en fin de vie et veut s’emparer du pouvoir, même si celui-ci ne repose plus sur grand-chose. Tout me plaisait dans cette approche. Le côté shakespearien, très assumé, est vraiment venu au fur et à mesure du scénario. En sous texte, on peut aussi deviner une analogie avec l’état actuel du monde et la possible fin d’une civilisation.

Pourquoi ce titre et ce choix de couverture ?
La terre verte fait évidemment référence au Groenland, ou Greenland. Cette île a été découverte par Éric le Rouge, un Islandais qui était parti à la recherche d’un nouveau lieu de vie après s’être fait exclure par son peuple. Quand il débarque, les terres sont plus
vertes qu’aujourd’hui. Il crée une communauté et envoie des émissaires pour en faire la promotion dans son pays d’origine. Peu à peu, des colons arrivent. Pendant pas mal de siècles, ils vont élever des vaches, des porcs et des moutons. Ils ont aussi des récoltes agricoles. Mais cette utopie n’a qu’un temps. Quand notre histoire commence, on n’en est plus là. Il y a eu une période de glaciation, et de grandes sécheresses en été. Cette terre « verte » qui ne l’est plus va être le décor d’un récit très sanglant. J’ai tenu à ce que
le titre figure en rouge sur la couverture justement pour que le sens des mots soit contredit par leur couleur. Il y a aussi forcément
un sous-texte écologique dans le choix de ce titre. Cette dimension est d’ailleurs également présente dans le récit.

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Comment caractériser votre personnage principal ?
Il est clairement inspiré de Richard III. Mais au début de mes recherches, ce n’était pas évident. J’ai commencé par chercher simplement un personnage qui soit dans l’esprit de la figure Shakespearienne. J’ai même essayé de le faire chauve, avec de longs cheveux sur les côtés. Puis, au bout d’un moment, je pense qu’Alain m’a poussé à aller dans une direction plus proche du Richard III que l’on connaît. On sait à peu près quelle tête il avait car son corps a été retrouvé il n’y a pas si longtemps et des scientifiques ont pu reconstituer son visage en 3D. Le plus surprenant est qu’il ressemblait aux acteurs qui l’ont interprété dans la pièce de Shakespeare, notamment Laurence Olivier, dans son adaptation de 1955. Pour ce qui est de la déformation physique, Richard III avait une énorme scoliose qui devait se voir, mais il n’était pas bossu comme celui de La Terre verte.

Saviez-vous dès le départ que l’album ferait autant de pages ?
Pas totalement. Dès les premières versions du synopsis, Alain avait cette idée de travailler dans l’esprit d'une pièce de théâtre en cinq
actes, donc nous savions que la pagination serait conséquente. Mais il pensait alors à deux cent trente pages au maximum, et il évoquait plutôt des pages en cinq ou six cases. Finalement, chaque planche en contient sept ou huit en moyenne… et il y a deux cent cinquante pages ! En plus, nous sommes tous les deux des auteurs exigeants, obsédés par le détail. Absolument tout est réfléchi. Alain a travaillé et retravaillé énormément ses textes à la virgule près, et, de mon côté, c’est peut-être la bande dessinée pour laquelle j’ai fait le plus de changements par page, allant parfois jusqu’à trois ou quatre versions différentes avant d’arriver à la bonne et que tout soit fluide. Au total, cet album m’a quand même occupé deux ans et demi, à raison d’une dizaine de pages par mois en moyenne.

C’est un rythme très intense !
Alain travaillait en même temps sur La Terre verte et sur L’Ombre des lumières, avec Richard Guérineau. Visiblement ce dernier est rapide aussi, et il a été bluffé par nos rythmes ! Malgré tout, je n’ai jamais passé autant de temps sur un livre, même pour Le Dernier Atlas.

Quelles techniques avez-vous choisies pour cet album ?
J’ai utilisé de l’encre de Chine et du graphite, ou « crayon de bois » comme on dit dans mon coin. J’ai en partie fait ce choix
parce que j’espérais qu’Isabelle Merlet ferait les couleurs et qu’elle a une technique de colorisation des gris que j’aime beaucoup. J’avais déjà travaillé comme cela avec elle pour Le Ministre et la Joconde, à la différence près qu’il y avait dans ce livre un côté ligne claire qui est moins présent ici puisque j’ai cette fois travaillé les ombres aussi bien sur les visages que sur les costumes et les décors.
Je préfère cette méthode à celle du lavis, que j’ai employé pour Groenland Vertigo. J’aime beaucoup ce mélange de précision à l’encre et de flou au crayon. Cela permet de créer des profondeurs de champs très intéressantes. Narrativement, tout ce qui est du domaine du souvenir ou de l’onirisme est traité uniquement au crayon, ce qui crée deux univers graphiques qui se répondent parfaitement.  

On le voit bien dans la version en noir et blanc…
Cette version est très respectueuse des originaux. Le choix du papier y est pour beaucoup. On retrouve vraiment le grain du crayon. C’est un peu paradoxal parce que j’ai vraiment la couleur en tête quand je travaille, mais j’aime quand même l’idée que mes pages en noir et blanc soient absolument impeccables.  

Comment avez-vous collaboré au fil des pages ?
Au début, on s’occupait du découpage à deux. Puis, pour des raisons de temps, j’ai proposé à Alain de le prendre en charge. C’était plus simple, et cela ne me dérangeait pas du tout d’être au service de son histoire. J’aime faire mon découpage quand je travaille seul, mais je n’ai pas d’ego démesuré à ce sujet. Et il n’y avait pas grand-chose à redire à son travail, tant Alain maîtrise son histoire sur tous les aspects. Cette nouvelle répartition des tâches m’a permis de me concentrer pleinement sur le dessin, et c’était une bonne chose au vu de l’ampleur du travail à accomplir.  

Avez-vous un exemple de scène qui n’a pas fonctionné tout de suite ?
Je sais que certains passages ont donné du fil à retordre à Alain, notamment parce que je lui demandais de ne pas mettre trop de texte par page alors que c’est son péché mignon. Il lui arrivait parfois d’oublier que Richard était bossu et qu’il ne pouvait pas
toujours se tenir bien droit. Il me le représentait alors dans des positions très princières, mais impossibles à tenir pour lui. On a envie de lui donner une stature un peu forte, un peu viriliste, mais il ne peut pas les prendre. Richard est tordu, c’est un personnage complexe. Il ne peut pas regarder systématiquement les gens de haut. Au début, j’oubliais aussi parfois cette contrainte.

Ce souci du détail s’applique à tous les personnages ?
Oui. Le profil d’Ingeborg est tout aussi intéressant. Elle va, d’une certaine manière, devenir petit à petit l’antagoniste de Richard en passant par des émotions très variées. J’avais commencé par la dessiner dans une version beaucoup plus masculine. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais en tête un visage comme celui de la Statue de la Liberté, très géométrique. Finalement, j’ai un peu adouci ses traits tout en gardant en tête que c’était une guerrière née et ayant grandi dans ce pays rude qu’est le Groenland. Il faut aussi que l’on sente que les personnages ont un passé.  

Et d’où vient l’inspiration pour son oncle ?
Le portrait de son oncle est un clin d’œil à un autre univers, celui d’Ingmar Bergman et plus particulièrement de ses films La Source et Le Septième Sceau, où l’on retrouve aussi la danse macabre. Ce personnage est inspiré de Max van Sydow, et il joue comme par hasard aux échecs avec Richard, qui pourrait représenter la Mort. Je trouvais la référence amusante.

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Où avez-vous été cherché la documentation graphique sur cette période ?
En ce qui concerne les Inuits, il n’y a aucune documentation d’époque nous permettant de savoir à quoi ils ressemblaient à la fin du XVe siècle. On sait quand même que leur évolution a été beaucoup moins importante au niveau des vêtements et des armes que chez d’autres peuples… Pour l’armure de Richard (que je n’ai pas particulièrement aimé dessiner !), j’ai évidemment trouvé facilement de la documentation, tout comme pour la bataille de Bosworth Field, où il est censé avoir perdu la vie avant qu’on ne le retrouve au Groenland.  

Et en ce qui concerne les Vikings ?
Cela a été particulièrement intéressant de travailler sur cette communauté à cette époque précise. Nous ne sommes plus du tout à l’apogée de leur ère, celles des sagas, sauf dans les pages de flashback où j’ai pu exagérer un peu le trait. Quand Richard arrive sur l’île, il ne trouve plus que des ombres de Vikings. Il fallait que l’on sente qu’ils avaient connu un passé glorieux mais très lointain, puisque quatre siècles se sont écoulés depuis l’arrivée des premiers colons. Je devais parvenir à laisse des indices de leur histoire, tout en montrant qu’ils étaient désormais tous abîmés, vieux et malades. Sur le plan historique, il reste des traces de leurs habitations. On sait à peu près à quoi ressemblaient leurs maisons et certaines ont même été reconstituées par des passionnés d’Histoire.  

Comment avez-vous réussi à représenter le froid qu’il peut faire au Groenland ?
C’est peut-être parce que j’y suis allé. D’une certaine manière, je pense que cela m’a aidé. Ensuite, graphiquement, cela relève d’astuces de dessinateurs. Cela passe par des détails. Il ne faut pas oublier de faire de la buée qui sort des bouches ouvertes
par exemple. Il faut également faire attention à la manière dont bougent tous les personnages. C’est vraiment quelque chose qui me passionne dans la bande dessinée : le jeu des personnages, leur attitude, leur façon de bouger et de parler. Je crois que c’est sur ce plan que je suis le plus impliqué, beaucoup plus que sur les décors par exemple. Je ne pense pas être un bon designer. Créer des décors et des costumes à la demande, ce n’est pas pour moi. En revanche, j’accepterais volontiers de faire du character design pour des dessins animés si on me le demandait. Même quand j’écris pour moi, ce qui me plaît le plus, c’est d’inventer mes personnages et de les faire vivre. Le plus fascinant dans cette étape, c’est quand on commence à les dessiner dans une page. On a beau avoir fait plein de recherches au préalable, on ne sait jamais exactement comment ils vont vivre.  

Aujourd’hui, sur quel projet travaillez-vous ?
Je commence un livre en solo, très différent de La Terre verte. C’est une fiction sur le parcours croisé de deux chanteuses françaises entre les années 1960 et les années 1980. Je suis en pleine phase de documentation et d’écriture. Ce ne sont que les prémices, la sortie du livre n’est pas pour tout de suite.

Une interview réalisée par Renan Lancelot.