Interview de Mathieu Bablet et Guillaume Singelin

Une rencontre avec le scénariste Mathieu Bablet et le dessinateur Guillaume Singelin pour le titre Shin Zero aux éditions Rue de Sèvres et Label 619 !

Une interview à retrouver dans le Canal BD Magazine n°159.

Piliers incontournables de l’excellent label 619, où ils publient tous les deux depuis leurs débuts et dont ils sont maintenant responsables éditoriaux en compagnie de leurs compères Run et Florent Maudoux, Mathieu Bablet (Shangri-La, Carbone & Silicium…) et Guillaume Singelin (The Grocery, Frontier…) n’avaient curieusement jamais signé de livres ensemble jusqu’à présent. C’est désormais chose faite avec Shin Zéro, scénarisé par le premier et mis en images par le second. Cette série originale méritait bien que l’on parte à la rencontre des deux auteurs, pour qu’ils nous présentent leur projet et nous expliquent comment s’organise leur collaboration…

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Comment est né le projet Shin Zero ?
Mathieu Bablet : Il vient d’une passion commune pour le tokusatsu, ce cinéma de la bricole typiquement japonais, qui incorpore à la fois des gros monstres, des costumes et des maquettes pulvérisées à coup d’explosifs. En 2016, j’avais une idée assez vague de ce que je voulais faire autour de ce thème. Cela faisait partie des univers auxquels je souhaitais rendre hommage, mais je ne savais pas comment. J’en avais parlé à Run. À l’époque, il portait seul la responsabilité éditoriale du label 619, qui est devenue collective un peu plus tard. Pour autant, déjà à ce moment-là, les idées circulaient très bien entre Run, Florent Maudoux, Guillaume et moi. Nous échangions beaucoup… Par la suite, pris par d’autres livres, j’ai mis ce projet de côté. Et je ne comptais pas spécialement le
ressortir de mes cartons. 

Guillaume Singelin : En 2022, je termine Frontier. À ce moment là, je commence à tourner en rond en matière de découpage, de format...Je sens comme un plafond de verre. Je veux passer à autre chose en termes de dessin. Comme je suis très lent à écrire mes propres histoires, je repense à celle de Mathieu et je trouve qu’elle colle bien à mes aspirations. Son univers me plait et j’ai envie de le mettre en images. J’ai donc contacté Mathieu pour lui en parler, et il a accepté très rapidement que l’on travaille ensemble sur ce projet.

M. B. : Après cela, il y a eu une sorte de brainstorming avec toute l’équipe du label 619, pendant lequel on a mis l’univers du récit en place. Cela s’est fait de façon très naturelle car nous avons les mêmes références, notamment au niveau des films et des séries télévisées. Je me suis emparé des éléments qui m’intéressaient. Ensuite, Guillaume et moi avons discuté un peu de tout et de rien, sans parler du scénario proprement dit. On se demandait par exemple comment on percevait les gens qui ont vingt-cinq ans aujourd’hui. Est-ce que l’on se sent vieux à trente ou trente-cinq ans ? Il y avait dans l’air cette question des différences entre les
générations, pas forcément sources de conflits, mais d’écarts qui peuvent se creuser au fil du temps.  

G. S. : J’adore faire évoluer mes personnages. C’est aussi cette notion du temps qui m’avait vraiment beaucoup plu dans le précédent livre de Mathieu, Carbone & Silicium. Quand il m’a dit que le tome deux de Shin Zero se passerait quelques années après le premier, j’ai trouvé cela très chouette car cela va me permettre de retravailler les designs des personnages, de leur offrir des petits changements de coiffure, de vêtements…

Comment vous est venue cette passion pour le tokusatsu ?
M. B. : Au sein du label 619, nous avons tous baigné dedans quand nous étions gamins. Je me suis emparé des éléments qui m’intéressaient pour pouvoir les intégrer dans l’histoire plus intimiste que nous avons construite avec Guillaume. L’idée générale, c’est de reprendre le principe des sentai, ces équipes de héros avec des pouvoirs, dans un monde ubérisé. Ensuite, comme nous avons des envies et des lectures communes avec Guillaume, nous avons développé ce thème en abordant des sujets plus humains. L’idée de cette série, c’est avant tout d’aborder le passage à l’âge adulte des personnages, avec ce que cela implique en termes de questionnements sur l’avenir. L’aspect sentai doit passer en arrière-plan. Même avant d’écrire le premier tome, j’avais déjà découpé les grandes étapes du récit en trois tomes, l’idée étant de suivre trois grandes étapes du passage de la fin de l’adolescence à l’âge adulte. Le premier se concentre sur la vingtaine, les personnages auront à peu près vingt-cinq ans dans le deuxième, puis ils aborderont la trentaine dans le dernier volume. Je veux montrer comment leurs aspirations évoluent dans le temps, en fonction de leurs choix.

G. S. : Nous souhaitions vraiment raconter l’histoire de cette colocation. Evidemment, on se fait plaisir avec des scènes de bagarres et des créatures, mais le principal est de suivre l’évolution de chaque personnage depuis de la fin du lycée jusqu’aux premières années de sa vie d’adulte.

Guillaume, où êtes-vous allé puiser votre inspiration sur le plan graphique ?
G. S. : Dès le début, nous avons décidé que l’histoire se passerait à l’époque moderne. Mathieu a fait de la recherche photo documentaire pour donner un peu de personnalité à la ville imaginaire où se déroule la majorité du scénario. Je savais aussi que je voulais travailler en noir et blanc, sur des personnages plus réalistes que ceux de Frontier, en regardant évidemment du coté des mangas…Avec Mathieu, nous avions travaillé ensemble sur un segment du premier Midnight Tales, où l’on trouvait déjà un groupe d’adolescents qui traînaient ensemble. Même si cette partie du travail relève plus du scénario, cela m’avait déjà permis de mettre en place certains types d’interactions graphiques que j’ai pu développer ici. Le parti-pris, c’est de représenter une ville, un appartement, de manière assez réaliste, afin de mieux rendre compte des scènes du quotidien à échelle humaine. Dans cette métropole un peu morose, qui n’est ni Tokyo, ni New York et encore moins Paris, il se passe dix mille choses et les jeunes sont un peu noyés, anonymes. L’univers est venu vraiment naturellement, de manière très organique.

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Concrètement, comment avez-vous fonctionné ?
M. B. : Une fois le format et le concept balisés avec Guillaume, Run et Florent, j’ai commencé la rédaction d’un chapitre, puis d’un deuxième et d’un troisième pendant que Guillaume était en train de dessiner le premier. J’essayais de ne pas me mettre en retard par rapport à son rythme de dessin en même temps que j’avançais sur ma propre bande dessinée.  

G. S. : Quand je faisais des tests graphiques au tout début du projet, Mathieu a écrit une scène qui est devenue le premier chapitre. On peut considérer que c’est le pilote qui m’a permis de tout mettre en place. Cela a donné le ton. J’aime beaucoup cette manière de travailler car, même si je connais la trame générale, il y a à la réception de chaque nouveau chapitre la surprise de découvrir ce que je vais devoir mettre en scène, et de quelle manière. C’est pour cette raison d’ailleurs que je savais dès le chapitre introductif que cette collaboration allait bien se passer. Cela permettait aussi à Mathieu de ne pas bousculer complètement son rythme de travail sur son projet personnel.   

M. B. : C’est un système qui fonctionne très bien et nous allons continuer de cette manière. Je ne suis pas obligé d’interrompre mon propre projet pour écrire tout le scénario de celui-ci. Travailler chapitre par chapitre permet en plus de se laisser de la souplesse par rapport à ce qui peut arriver dans l’histoire. Il y a parfois des choses que l’on n’a pas vu venir. Cela a d’ailleurs été le cas dans le premier tome, et plus encore dans le début du deuxième. C’est logique : plus on écrit sur des personnages, plus ils s’incarnent. Je sais où je veux les voir aller, mais rien n’est figé. Et puis, je suis à l’écoute de Guillaume quand il me souffle des solutions auxquelles je n’avais pas forcément pensé. Il peut proposer d’autres directions plus intéressantes. C’est à la fois organique et magique, parce que l’on a confiance dans la structure globale de notre histoire.

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Y a-t-il des personnages qui refusent d’aller là où vous souhaitez les emmener ?
M. B. : Pour Warren par exemple, ce n’est pas évident. Au début, on le voit comme le personnage principal, sympathique. Je veux qu’on ait de l’empathie pour lui, mais c’est délicat car je sais assez précisément où je veux aller avec lui et il ne faut pas qu’il soit trop attrayant non plus…  

Guillaume, vous évoquiez votre volonté de changer de style graphique. Comment avez-vous procédé ?
G. S. : Sur les premières pages, je voulais vraiment tester le côté technique du dessin en noir et blanc, et le format d’un grand manga. Cela a servi à donner le ton du reste du récit. Mathieu écrit les dialogues page par page. Ensuite, je découpe, je crayonne et je m’occupe de la narration case par case. On échange tout au long de ce processus. Puis je passe à l’encrage, essentiellement au stylo Rotring, sur papier, avec des à-plats de noir au feutre. J’arrive mieux à percevoir mon rythme, mes équilibres, quand j’ai vraiment la page sous les yeux. Les trames de gris sont ajoutées à l’ordinateur. Au départ, j’étais parti sur du noir et blanc pur et dur, puis Run m’a donné l’idée d’y introduire parfois de la couleur, juste par touches, sur les costumes ou dans certaines scènes bien précises : les moments de rêve, les flashbacks, certaines bulles…Autant je donne des idées à Mathieu sur le scénario, autant il m’en donne sur la mise en scène. Le petit format du livre change aussi plein de choses en termes de découpage des cases. C’est un autre rythme. Comme toujours avec le label 619, il y a du métissage dans cet album, qui puise aussi bien dans les comics que dans le manga et le francobelge. Tous les formats existent chez nous, du grand dos toilé à celui-ci. On teste tout du moment que la forme a du sens.  

Mathieu, vous dessinez par ailleurs vos propres albums. Imaginez-vous votre scénario sous forme de dessins ?
M. B. : Au tout début, j’avais des attentes sur ce plan, mais je m’en suis débarrassé très vite. Je me laisse vraiment surprendre. J’envoie un chapitre à Guillaume et je sais que je vais recevoir en retour des planches éminemment qualitatives, sans avoir à me demander comment il va réussir à s’en sortir par rapport à ce que j’ai écrit. Je ne me projette pas. C’est étonnant de voir à quel point un scénario dessiné par quelqu’un d’autre n’a pas le même ton que si on l’avait dessiné soi-même. Les personnages de Guillaume ne « jouent » pas comme les miens. Par exemple, ils n’ont pas du tout les mêmes expressions faciales. J’ai beau imaginer quelque chose dans ma tête, ce sera forcément bien différent à la fin. C’est un peu le rêve : de mon côté, je me tartine des planches pendant des heures et, en tant que scénariste, je n’ai qu’un chapitre à envoyer avant de recevoir des crayonnés parfaits une semaine plus tard. C’est royal, j’ai l’impression de ne pas avoir vraiment travaillé !

Comment vous est venue l’idée d’insérer à certains moments du rédactionnel dans l’histoire ?
M. B. : Finalement, deux cents pages pour un premier volume dans un format manga, c’est plutôt court. Dans ma manière d’écrire
habituelle, pour mes propres livres, je crée des histoires très contemplatives et assez lentes. Là, il fallait être très efficace, avec une narration extrêmement fluide. Pour autant, au moins dans le premier volume, il fallait présenter ce nouvel univers. Au départ, j’avais envisagé deux flashbacks, un sur la première génération de sentais, et un autre sur celle des robots. Mais c’était trop lourd. On aurait perdu en rythme, et en focus sur les personnages principaux. On a donc gardé un seul flashback. Insérer du texte permet d’étoffer ce type de récits. C’est un procédé que j’avais déjà utilisé sur Midnight Tales. Cela fonctionne pour élargir un lore en communiquant des informations très factuelles.  

G. S. : Pour le rythme, c’est aussi plaisant de varier un peu la mise en scène. Dans certaines pages, on peut donner moins d’émotions et beaucoup plus d’informations. Ce qui est agréable dans le label 619, c’est que l’on s’interdit les limites et les contraintes. Un récit peut se raconter de plein de manières. La bande dessinée, c’est un ensemble de cases et de dialogues, mais, autour de cela, on peut faire plein de choses différentes. Nous aimons jouer avec tous ces moyens de narration à notre disposition.

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Guillaume, vous vous consacrez dès maintenant au deuxième volume de cette série ?
G. S. : Oui. J’ai dû mettre à peu près un an et demi à dessiner le premier album, tout en sachant que j’avais quelques boulots en freelance à réaliser à côté. Je pense que ce sera un peu moins long pour le tome deux. Traiter la couleur de cette manière dans Shin Zero me fait gagner beaucoup de temps. Et il faut que l’on reste dans la dynamique du récit. Je n’ai pas envie de faire attendre les lecteurs et les lectrices trop longtemps !  

Mathieu, qu’en est-il pour vous ?
M. B. : Je suis en effet sur l’écriture du deuxième tome de Shin Zero. Parallèlement, je termine un gros one-shot de science-fiction, Silent Jenny, qui devrait paraître en septembre 2025. Il me reste six mois pour tout boucler avant l’impression du livre en juin. Ce projet qui a commencé en 2021 touche enfin au but… Ensuite, je partirai sur un nouvel univers. Le noir et blanc me fait envie, mais j’ai encore deux ou trois autres gros livres à faire avant de m’y mettre !

Une interview réalisée par Renan Lancelot.