Interview Mark Millar

Une rencontre avec l'un des plus grands scénaristes de la bande dessinée américaine lors de sa venue en France pour le premier festival Cultissime à Angers dont il était l'invité d'honneur !

Une interview à retrouver dans le Canal BD Magazine n°158.

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En 2003, vous lancez le label Millarworld avec Wanted. Quels étaient vos envies et vos objectifs en créant cette structure ?  

A cette époque, peu de gens avaient pris des initiatives en matière de créations de comics. Tout le monde travaillait chez Marvel ou DC. Bien sûr, il y avait eu des exceptions comme Sin City ou Les Tortues Ninjas, mais cela datait déjà d’une dizaine d’années et personne n’avait suivi. Se lancer en indépendant était en donc un choix de carrière très inhabituel. Mais un jour, quelqu’un m’a éclairé sur ce sujet : Stan Lee. Il m’a dit que je devais créer des œuvres personnelles et pas seulement faire du Marvel ou du DC. Bien sûr, travailler dans ces deux grosses maisons était souvent intéressant, mais selon lui, il était bon de posséder ses propres personnages. Je n’avais jamais essayé, ni même jamais envisagé de faire cela. J’étais un grand fan de DC et de Marvel, et je voulais juste écrire des histoires autour de personnages héroïques ! Mais Stan Lee avait le sentiment que je serais bon dans ce domaine, dans la réaction de personnages originaux réinventant les codes de héros. Il m’a simplement conseillé d’essayer pour voir ce qui se passerait. C’est à ce moment-là que j’ai écrit Wanted. Le succès a été immédiat, à tel point que l’histoire a été achetée en vue d’une adaptation au cinéma avant même la sortie du comics ! J’ai ensuite enchaîné avec la création de Kick-Ass… Je n’avais aucun plan, aucune vision à long terme concernant le label. Je suivais juste le conseil de Stan Lee en écrivant mes propres récits. C’était un homme très intelligent et avisé.  

Dans plusieurs de vos créations, par exemple Kick-Ass ou The Ambassadors, vous questionnez la définition du super-héros. Qu’est-ce qu’un super-héros selon vous ?  

C’est une excellente question à laquelle j’ai en effet beaucoup réfléchi ! Je pense qu’un héros est un gars qui va agir pour la bonne cause. Et un super-héros quelqu’un qui fait cela sans tuer ses adversaires. Capitaine Kirk ou James Bond sont des héros parce qu’ils tuent les gens mal intentionnés. Pour moi, un super-héros essaierait plutôt de les sauver, ce qui fait une différence fondamentale. Un héros est capable de faire des choses extraordinaires, que nous ne pensions pas réalisables. L’exemple parfait, c’est John McClane dans Die Hard. Cet homme veut retrouver sa femme pour Noël en espérant éviter le divorce, et il finit par tuer cinquante terroristes et sauver le monde en une seule nuit ! Pourtant, il n’y a pas beaucoup d’enfants qui jouent à être John McClane. Ils préfèrent incarner Batman… Quand j’étais gamin, le dessin animé de Batman était diffusé le lundi et celui de Superman le mercredi. Je suis tombé immédiatement amoureux de ces deux-là ! Je ne savais pas quel serait mon travail une fois adulte, mais je savais que ça les concernerait…

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L’ultra violence est assez présente dans vos histoires, où les criminels sont souvent sans limites. Vous semble-t-elle indispensable dans les récits de super héros ? 

Plus son adversaire est dangereux, plus le défi est grand pour le héros ! Une des raisons du succès de Batman est sa galerie de méchants, qui sont tous incroyables. Quand Batman est en difficulté face au Joker par exemple, c’est exceptionnel. Spider-Man fait également face à des ennemis hors normes. Les meilleurs films de James Bond voient le personnage se frotter à des adversaires saisissants qui manigancent des complots de grandes envergures. C’est pareil avec Doctor Who, qui est confronté au Maître, aux Daleks ou encore aux Cybermen… A contrario, certaines licences manquent cruellement de méchants identifiables, comme Hawkman ou  Green Lantern par exemple.

Sur ce sujet, qu’est-ce qui vous amené à créer le personnage de Nemesis ?  

Pourquoi les héros seraient-ils toujours les personnages principaux ? Pourtant, le public adore les méchants. Le Joker est bien plus populaire que Batman. Une preuve ? Jusqu’en 2012, aucune adaptation de Batman n’a fait de profit si le Joker n’était pas dedans. La série de 1966 avait le Joker, le film de Tim Burton en 1989 aussi, et les deux ont remporté beaucoup d’argent. Les autres ont tous perdu de l’argent ou péniblement atteint l’équilibre. Batman Begins est probablement le plus grand film de super-héros jamais réalisé, je l’adore, mais il a perdu de l’argent. Puis le Joker a eu son propre film et il a rapporté des milliards malgré un budget minuscule… Les gens aiment les méchants. Mais c’est très difficile d’écrire des comics où ils sont les personnages principaux. Quand un héros combat, tu le soutiens, ce quetu peux difficilement faire avec un méchant qui tue de nombreuses personnes. C’est vraiment complexe. En cela, ce qu’a réalisé Todd Phillips dans son film Joker est brillant. Il a rendu ce vilain pathétique en distillant un terrible secret le liant à la famille Wayne. Selon moi, si tu réussis à rendre le méchant sympathique, tu peux t’en sortir. C’est ce que j’ai essayé de faire avec Nemesis.

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Des vampires dans Night Club, de la magie dans The Magic Order, de l’espionnage dans Kingsman… Vous abordez de nombreux thèmes différents. Où trouvez-vous votre inspiration ?  

Je compare toujours le fait d’écrire une histoire à une grossesse. Mais heureusement, c’est moins douloureux ! J’ai plus d’une centaine d’histoires qui se bousculent dans ma tête et quej’ai hâte de finaliser. Lorsque j’en écris une, je pense à une autre en même temps ! J’ai de nombreux carnets, qui m’accompagnent depuis vingt ans. J’ai commencé à penser à The Magic Order douze ans avant la série. Je notais régulièrement quelques idées, mais, par malheur, j’ai perdu mon bloc-notes. Cela m’a rendu fou ! La création d’histoires est une constante dans ma vie. Je suis allongé dans mon lit, quelque chose me vient à l’esprit, je le note. J’ai une conversation ennuyeuse avec quelqu’un, mon esprit va dériver vers la création d’un nouveau récit !  

Dans la plupart de vos titres, les femmes sont mises en avant (Hit-Girl, Cordelia dans The Magic Order, Emporia dans Empress…). Pourtant, le public des comics reste très masculin. Comment expliquez-vous cela ?  

C’est une question intéressante. Je n’avais pas prémédité d’avoir autant de personnages principaux féminins. Cela s’impose juste de façon naturelle dans mon écriture. Cela s’explique sans doute parce que je suis avec trois filles à la maison ! Inconsciemment, elles m’hypnotisent. Je connais de nombreuses choses qu’un homme de cinquante-quatre ans ne devrait pas connaître. Je sais par exemple qui est Sabrina Carpenter (rires) ! Sérieusement, après mon mariage et la naissance de mes filles, la maison est devenue plus féminine et mon travail a été impacté. J’ai aussi beaucoup de lectrices. Si mes histoires peuvent amener plus de femmes à lire des comics, c’est formidable.  

Dans vos récits, vous critiquez régulièrement les médias et les réseaux sociaux. Pensez- vous que les comics sont un bon vecteur pour délivrer des messages politiques et sociétaux ?  

Oui ! Ce que j’aime dans les comics, c’est que nous sommes beaucoup plus libres que dans le cinéma par exemple. Quand vous réalisez un film, trois cents personnes sont impliquées et tout le monde a un avis, chacun redoutant de froisser les gens ou de se retrouver dans des controverses à la télévision. Dans les comics, peu importe ce que tu proposes, personne ne se soucie de cela. C’est très exaltant, tu peux écrire ce que tu veux.

Big Game est un crossover entre toutes vos créations. Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce titre ?  

C’était vraiment excitant ! Wanted était dessiné par J.G. Jones, Kick Ass par John Romita Jr., Kingsman par Dave Gibbons… En tout, j’ai travaillé avec plus de quinze artistes différents. Chacun possède une partie des droits d’auteur et cela semblait impossible de réunir  tous mes personnages car il était inimaginable de réussir à payer tout le monde. Quand j’ai vendu l’entreprise à Netflix, qui possède désormais la totalité du Millarworld, cela a rendu les choses plus faciles. Je me suis donc lancé dans l’écriture d’un crossover. Il y a quelque chose de magnifique à voir ces personnages créés pendant vingt ans de ma vie se retrouver dans une seule et même histoire. Je n’avais pas pensé à certains d’entre eux, comme le méchant de Wanted, depuis de longues années. Retrouver un personnage que vous avez écrit deux décennies plus tôt est un exercice vraiment intéressant.  

Nombre de vos créations ont été adaptées en séries ou en films. Quel regard portez-vous sur ces adaptations ? Quelle est selon vous la plus réussie ?  

Mon premier réflexe est de répondre Kick-Ass. J’affectionne également L’Élu, la série d’horreur qui adapte American Jesus. Elle a été réalisée par deux frères mexicains, Everardo et Leopoldo Gout, et c’est phénoménal. J’ai vraiment été impressionné… Il y a aussi les films Kingsman, qui ont été de très gros succès, rapportant quatre fois plus que Kick-Ass. Mais j’ai un vrai faible pour Kick-Ass car il y a beaucoup de moi dans cette histoire. Quand j’avais quatorze ans, mes amis et moi avions fabriqué des costumes et nous sortions la nuit pour lutter contre le crime et être des super-héros ! C’était vraiment ma vie à ce moment-là.

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En plus de vos créations personnelles, vous avez signé des titres marquants pour de grosses maisons, comme Superman Red Son chez DC. Que représente Superman pour vous ?
Superman est le premier héros que j’ai aimé ! Il y a les fans de Superman et les fans de Batman. C’est comme pour Lennon et McCartney. Tu aimes l’un ou l’autre ? Je pense que la réponse en dit beaucoup sur ta personnalité. J’adore également Batman, mais il y a quelque chose qui me touche particulièrement chez Superman : son optimisme. Enfant, quand j’ai découvert ses aventures à la télévision, je pensais vraiment que c’était la chose la plus cool que j’avais jamais vue ! On en parlait dans la cour de récréation. Superman était si important pour moi que lorsque le film avec Christopher Reeves est sorti, aller le voir au cinéma était presque une expérience religieuse pour le petit garçon de huit ans que j’étais… Et je suis toujours resté attaché au personnage. Quand j’ai reçu mon premier chèque, j’ai acheté la cape que porte Christopher Reeves dans le film. Et un peu plus tard, j’ai également acheté un chat blanc empaillé, celui-là même que Superman sauve dans un arbre ! Superman et Batman ont un point commun. Comme les personnages des pièces de Shakespeare, on peut les transposer dans plein d’époques ou d’univers différents. Vous pouvez les placer à l’époque victorienne, cela restera une histoire de Superman ou de Batman et cela marchera. Ils sont mythiques, comme des personnages de contes de fées.  

L’idée de Superman Red Son est à la fois simple et terriblement efficace… 

En fait, je l’ai eue quand j’étais enfant. En lisant un comics où l’on voyait son vaisseau arriver aux Etats-Unis, je me suis demandé ce qui se serait passé s’il avait atterri en Russie. A treize ans, j’ai écrit une histoire là-dessus et je l’ai envoyée à Julia Schwartz, qui éditait Superman à l’époque. Ce n’était probablement pas facile à lire (rires) ! Une fois adulte, on m’a demandé de reprendre cette idée en modifiant certaines choses, ce que j’ai fait. Cela a traîné pendant des années. A vingt-quatre ans, DC me propose un contrat pour cette histoire, tout en demandant de nouvelles modifications. Le contrat a été signé quand j’avais vingt-sept ans et le récit est paru quand j’en avais trente-trois. Il s’est donc passé un quart de siècle entre la naissance de l’idée et sa publication !

Chez Marvel, on vous doit Ultimates. Vous aimez écrire autour d’un groupe ?  

Oui. C’est très amusant car chaque personnage de l’équipe est intéressant en soi. Dans une histoire avec un héros unique, ce dernier est généralement entouré par quelques personnes, comme on le voit pour Batman ou Iron Man, mais cela reste un peu pauvre. Avec une équipe comme les Avengers, c’est vraiment bien parce qu’il y a Captain America, Thor, Hulk… Et c’est la même chose avec les X-Men. Dans ces groupes, il n’y a aucun personnage ennuyeux ou en retrait.

Chez Marvel, vous avez également signé Civil War ou encore Old Man Logan, explorant à chaque fois de nouvelles facettes de personnages que l’on connaissait pourtant depuis longtemps…  

Quand tu écris, le plus important est d’inventer quelque chose que personne n’a jamaisracontée avant. En ce moment, je trouve que le monde des comics recycle trop. Pourquoi passer plusieurs mois de ta vie à écrire une histoire que les gens ont déjà lue mille fois ? A la base, l’idée de Civil War est assez simple : les super-héros doivent-ils être au-dessus des lois ou devraient-ils avoir un contrat avec le gouvernement ? Je voulais aussi développer une grande analogie politique dans l’univers Marvel. On était en 2005. Dirigés par George W. Bush, les USA étaient très divisés, chaque moitié du pays détestant l’autre. Je me souviens m’être demandé si ce serait toujours le cas au moment de la parution de mon histoire. Nous voilà vingt ans plus tard et c’est encore bien pire !

Une interview réalisée par Alexandra Ramos Da Silva.

Vous pouvez le retrouver en podcast ici :