L’Histoire est tissée d’affabulations sans lesquelles ses rebondissements demeureraient tristement prosaïques. La séquence que livrent Inker et Vermot n’échappe pas à la règle, c’est sans doute cela qui la rend essentielle. Elle concerne en premier chef Fritz Lang, un cinéaste qui n’a cessé tout au long de sa vie de brouiller les pistes, participant ainsi à l’écriture de sa propre mythologie. Elle s’empare d’un quidam, un simple inspecteur de police nommé Lohmann, qui endossera dans Krimi le rôle de pivot, de pourvoyeur de création. Ces deux-là réunis, se tenant l’un l’autre par un chantage tacite, la voie vers la réalisation d’un chef-d’œuvre du cinéma tel que M le maudit est toute tracée.
Krimi réussit un curieux mélange entre tragi-comédie policière et fiction documentaire. Le récit, drôlement échafaudé dans cette balance où les crimes du « vampire de Düsseldorf » se déclinent en ombres chinoises et les atermoiements de Lang, tributaires des excentricités de Lohmann, prennent un contour autant personnel que professionnel, reste toujours alerte, d’un équilibre imperturbable malgré la richesse des champs narratifs et des thèmes abordés. Une certaine histoire du cinéma rejoint celle, universelle, de la criminalité alors que dans le creux des pages se défait la République de Weimar et point l’ombre des svastikas.
Alex Inker s’est appuyé sur ce texte en tout point remarquable du romancier Thibault Vermot pour signer une bande dessinée habitée. Sa ligne claire et précise se revêt ici des habits du cinéma d’avant-guerre, d’un noir soumis à l’éclairage des studios de Babelsberg – ou d’un hangar de Staaken – et de textures charbonneuses sur lesquelles le blanc parvient à poser une touche d’espoir. « Krimi » veut dire « polar » et ce polar-là est sensationnel !
Comme si le temps s’était arrêté, quinze ans plus tard, c’est la journée d’après.
Le drame se noue, l’histoire se dénoue.
Au nom de l’amour, les figures féminines s’imposent.
La musique et la danse forment l’unité derrière laquelle la liberté se proclame.
La laideur du totalitarisme se dissout face aux chants de la liberté.
L’art est plus fort que la censure et si partout surgissent les chantres de la pensée réduite, de l’expression muselée, le cœur sera toujours le guide des rébellions.
David ! Ô David, qu’est-ce que tu nous fais ? C’est si beau !
Après le formidable Brancusi contre États-Unis, l’illustrateur Arnaud Nebbache continue sur sa lancée bédéiste, s’adjoignant cette fois les services de la scénariste Sophie Adriansen, pour créer un livre qui, à sa manière, interroge lui aussi la notion de jugement. Si Brancusi s’intéressait à la considération esthétique, Voie de garage, en s’inspirant d’un fait réel, traite du regard qui dissocie la normalité de l’anormalité. Quelle frontière marquerait le basculement d’un état à l’autre ? Quels cadres sociétaux la définirait ?
Les auteurs, eux, ont pris le parti du faible, Paulin, celui qui depuis tout petit se passionne pour les trolleybus lausannois. Comme il n’avait pas les facultés requises pour les conduire, il s’en est bricolé un à sa dimension et déambule dans Lausanne en poussant son chariot et embarquant ses clients à la queue leu leu. Il est une vedette du quartier, au point que les médias s’intéressent à lui. Est-ce la notoriété que certains voudraient lui faire payer ?
Malgré la violence du sujet, une douceur surannée se dégage du récit, une forme de pureté peut-être essaimée par la bonhommie de Paulin, certainement insufflée par les vertus d’une palette chromatique de base outremer et de dialogues dignes des grandes heures du Réalisme poétique cinématographique.
Un oiseau , une nature morte et des parapluies. Les couvertures des trois volumes de Tokyo, ces jours-ci collent avec l’atmosphère de langueur urbaine dont le manga de Matsumoto est imprégné. Malgré ce que dit le titre, l’impression d’une ville aux contours surannés, affranchie des lumières, des karaokés et des salles de pachinkos, est frappante. L’oxymore, au reste, colle à la nostalgie qui habite l’éditeur Shiozawa. Démissionnaire, celui-là vise encore la perfection. Il se met en tête de publier de manière indépendante le recueil de mangas parfait, celui qui couronnera une vie dévouée à la bande dessinée. Ce désir le conduira à se rapprocher des autrices et auteurs qui accompagnèrent une carrière dont chacun d’entre eux représente un segment.
En plus d’utiliser la mélancolie qui unit ces « vieux » protagonistes un peu revenus d’un monde que le lecteur-consommateur façonne malgré lui, Matsumoto porte un regard acidulé sur la société japonaise, qu’il délivre par petites touches. Ainsi, la distance qui formalise les échanges s’établit par le truchement de dialogues qui pourraient paraître insipides mais traduisent les ravages du non-dit sur des êtres soumis à des règles sociales qui les renvoient à leur solitude. Cette fragilité s’exprime également par le trait hésitant de Matsumoto, ses perspectives imprécises tellement éloignées des standards du manga. Le récit gagne alors en sensualité, en sincérité, un peu comme dans un rapport assumé entre fast et slow food ; l’énergie fait place à une volupté touchante dans un ballet dont tous les acteurs sont partie prenante, témoins volontaires de cet amour que nous partageons, celui de la bande dessinée.
Le récit d’espionnage est à Matt Kindt ce que la poule au pot fut à Henri IV : le fondement de sa politique. Depuis le Super Spy de 2008 jusqu’à ce Spy Superb, les variations qu’il fait subir au thème se complètent et s’enrichissent selon un dénominateur commun, celui de la mise en scène de situations où l’utilité des espions répond de leur faculté à disparaître au moment et à l’endroit où ils sont attendus. Et la médiocrité favorise l’anonymat, c’est ce que nous explique le dernier livre de Kindt.
Imaginez Séraphin Lampion champion du renseignement. Tandis qu’il vous parle de ses exploits d’assureur ou de son oncle Anatole, qu’il vous pompe l’air et vous rase comme personne ne l’a jamais fait, il travaille pour une intelligence ennemie. C’est le principe du spy superb, un agent insoupçonnable, remplaçable aussi souvent qu’il le faut et jamais aussi efficace que redoutables sont l’autosatisfaction et l’imbécilité qui l’animent. Jay Bartholomew III est Séraphin Lampion.
Les espions de Kindt se révèlent de manière troublante, parfois abstraite. Ils se perdent dans des méandres de circonstances plus extrêmes les unes que les autres et dont la poésie doit autant à l’imagination qu’à l’humour surréalistes de l’auteur. Ainsi Jay devient sans le savoir le mythique spy superb. Il déjoue malgré lui les pièges et parvient à séduire lorsqu’il s’y attend le moins. Il fait le boulot en toute inconscience. Une fois encore, Kindt nous entraîne dans un de ses facétieux châteaux de cartes dont l’originalité apporte une voix singulière à un genre archi-revu.
Il existe une façon singulière de raconter l’errance, la rêverie, la marginalité, un talent tout à fait particulier pour nous entraîner sans véritable prétexte dans le sillage envoûtant d’un dialogue, d’une scène, d’un détour improbable. Certaines œuvres évanescentes procurent cette émotion distanciée mais troublante. C’est le cas des Mouvements célestes qui peut rappeler le nihilisme de certains films comme Bande à part de Godard, La Dolce Vita de Fellini ou Un monde sans pitié de Rochand mais comme c’est de bande dessinée qu’il est question, on pensera à l’atmosphère onirique et atemporelle du Celestia de Fior.
Il s’agit du premier livre de Michele Peroncini. Il s’ouvre sous la pluie incessante d’un automne génois, une pluie suffisamment soutenue pour inspirer à Fausto, celui qui a un air de Charles Denner, l’idée d’être guetté par le marasme, idée dont il s’ouvre à Gian et Siro, ses indéfectibles amis. Pourtant, loin du drame, c’est la posture romantique qu’adopte le trio dans toutes les situations qui les confrontent au monde qui servira d’axe central au livre. Ils vivent d’expédients, vont où leurs pas les guident, résolus à croire en la bonne aventure, celle qu’on veut bien leur prédire comme celle qu’on rencontre au coin de la rue. C’est le premier livre de Peroncini et une maturité bluffante s’en dégage.
Ici, le trait s’efface au profit de la couleur omnipotente. Là, au gré des plans qui se resserrent, le nombre de cases par page augmente, dans un effet de dissection de l’action spontanée, de mise en exergue de la poésie verbale, par lesquelles les personnages se définissent et exercent leur dandysme. Ici et là, tout concorde à faire des Mouvements célestes un livre à part, singulièrement attachant.
Les Jardins invisibles compile les plus belles saynètes écrites et dessinées par Alfred puis publiées sur son compte Instagram avant qu’il ne décide de prendre du recul vis-à-vis de ce site. Quelle riche idée d’en avoir fait un livre ! Les posts réservés aux réseaux sociaux se noient dans les limbes d’Internet, un livre reste. Il eût été inadmissible que celui-ci n’existe pas.
Alfred est un auteur sensible et la tendresse du regard qu’il porte à ce et à ceux qui l’entourent est contagieuse. On se sent meilleur et plein d’espoir à la lecture des instantanés édifiants de sa vie d’homme et d’artiste, arrêts sur image, petits moments piqués au continuum inaltérable de la réalité et témoins de l’importance de la vie des autres dans sa propre vie et de la signification que peut prendre le moindre détail pour peu qu’on y soit attentif.
Celles et ceux qui ont pu assister à une performance d’Alfred le savent : pendant vingt minutes, alors que sous nos yeux et projeté sur un écran se réalise un dessin, alors que la musique accompagne l’action, tout l’amour que l’auteur porte en lui se transmet par son geste et nous submerge. Ce livre possède cette magie. Ce livre est une leçon de vie donnée sans intention de le faire.
Nous on aime les westerns atypiques. Ceux qui, en plus d’aller à rebrousse-poil de l’histoire officielle, nous entraînent à travers leur élan graphique vers des rivages inexplorés. C’est le cas du livre de Glen Chapron dont l’une des nombreuses qualités n’est rien de moins que de nous replonger, grâce à la transcription habitée de la rudesse des relations humaines, d’un environnement parfois hostile et d’une vision féministe de l’aventure, dans l’émotion que la trilogie Martha Jane Cannary avait autrefois suscitée.
Comme un bagnard prend la poudre d’escampette dans le fracas et les hurlements de chiens, une femme tente d’échapper à la vindicte à laquelle son destin semble soumis. La course-poursuite qui s’entame durera tout le livre et l’acharnement des poursuivants ressemblera pour la veuve, gibier des opiniâtres chasseurs, à une épée de Damoclès assombrissant les instants de bonheur fugace de l’ombre d’une menace.
Le danger pointe en permanence dans les pages de Glen Chapron. Le trait charbonneux du crayon à peine rehaussé d’encre souligne l’hostilité des forêts, la vastitude d’un territoire auquel pourtant nul n’échappe, l’urgence qui habite la jeune femme acculée de toutes parts. L’amour a-t-il sa place dans cet enfer ? C’est la question à laquelle l’auteur tentera de répondre par l’entremise de ses personnages et la pirouette d’une fin formidable.
Le paradoxe est singulier : voici un livre qui rappelle d’autres œuvres, d’autres auteurs, et qui pourtant n’a pas son pareil. Quand bien même on savait Mikael Ross un créateur important, il nous fixe un rendez-vous auquel on ne s’attendait pas. Son style emprunte ici autant à la grâce de Blutch qu’au dynamisme de Blain, mais c’est pourtant du Ross qui se déploie le long de 340 pages tellement saisissantes dans ce format proche du manga qu’elles renvoient au Akira d’Otomo ou à l’Autoroute du soleil de Baru.
Ross construit son huis clos berlinois autour des thèmes de l’adolescence, de ses premiers émois, de l’omniprésence des mafias dans les grandes villes, de l’immigration et de l’esclavage moderne, réunis en un socle commun, l’architecture. La structure urbaine est partie prenante de tous les aléas narratifs, elle s’immisce dans les détails les plus scabreux des confrontations, elle est utilisée comme ressort autant que décor. Les uns et les autres se cherchent et se perdent à travers les dédales d’une cité qui devient, au fur et à mesure que la tension monte, le personnage principal d’un récit humaniste déguisé en thriller.
Tout est parfait ou presque dans Le Nirvana est ici : le scénario d’une extrême précision, la diversité des rôles reliés à des dialogues percutants, le rythme de narration en constant équilibre au gré de périodes de calme ou d’intensité sourde, le liant d’un dessin habité. Tout ou presque : on regrette seulement que la poésie du titre original n’ait été conservée : Le Ciel à l’envers.
Lorsque l’on choisit d’adapter une œuvre littéraire en bande dessinée, il est bon de se poser la question de la nécessité de l’opération. L’écueil réside en une vaine répétition de l’original ou, pire, une tentative de vulgarisation. Il arrive aussi que des adaptations soient hautement justifiées comme La Route dont Larcenet a livré une vision habitée. C’est le cas de De pierre et d’os qui, dès les premières pages, pose les jalons d’une grammaire bandessinesque indispensable à la sublimation d’un texte. Ce texte, justement, Krassinsky se l’approprie et lui offre un écrin allant dans son prolongement, bousculant même l’évocation qu’il suscite.
Uqsuralik, le personnage de la jeune Inuit avec qui l’on traversera le livre, est née de l’imagination de Bérengère Cournut ; voilà qu’elle s’incarne par la magie du dessin de Jean-Paul Krassinsky. Livrée à elle-même, elle devra se faire une place dans l’environnement hostile de l’Arctique et, pourquoi pas, se construire une famille au sein d’une société rude dirigée par les hommes. Ces difficultés qui font le quotidien des Inuits sont renforcées par la justesse des aquarelles qui scandent le récit. Oui, c’est d’une succession de scansions qu’il s’agit : celles qui égrènent les saisons ; celles qui rythment les chapitres et s’agrègent aux chants que les personnages déclament et aux racontars qu’ils proclament ; celles des prières qui engagent la simple survie.
De pierre et d’os dépeint les cycles à travers lesquels nos existences s’organisent ou peinent à s’organiser. Au Groenland, tout s’articule autour des ressources qui permettront aux vivants de passer l’hiver. Ici, ce sont les livres importants qui réquisitionnent notre attention et déterminent les cycles de notre exercice. Celui-ci en est un.
Une enquête de l’inspecteur Valverde. C’est le sous-titre de Caballero bueno. Est-ce à dire que nous retrouverons le policier chilien dans un autre livre ? Une hypothèse tout à fait souhaitable dans la mesure où l’on tient là un personnage charismatique qui, en dépit la réputation de fin limier qui le précède et oriente l’idée qu’on peut se faire de lui vers celle d’un être d’une irréprochable perfection, se révèle vulnérable, soumis à la tentation. Or les faiblesses soulignent la valeur des vivants et l’hédoniste Valverde n’échappe pas à la règle. Voilà pourquoi on l’apprécie. Au reste, chacun des protagonistes de ce huis clos cantonné aux limites de l’Île de Pâques et à l’atmosphère à la fois pesante (la mort d’un homme, la maladie, l’omerta) et fraîche (les averses du printemps austral, la légèreté des conversations), connaît ses propres failles…
Le dessin précis, les aplats des couleurs de Thomas Gilbert accompagnent au mieux les dialogues inspirés de Thomas Lavachery et vice versa. 160 pages sont nécessaires à Valverde pour mener son enquête et aboutir à cette issue splendide dont on vous laissera la surprise de la révélation face au coucher de soleil de Rapa Nui, comme si vous étiez Miss Burnett ou le docteur Giraldo.160 pages rigoureuses dans leur découpage, dans l’approche psychologique des intervenants, dans la gestion du rythme océanique des séquences, tantôt emportées par les vagues des marées hautes, tantôt dans le repos du reflux. 160 pages de plaisir bandessinesque !
Why Don’t You Love Me? est la première bande dessinée de Paul B. Rainey a être traduite en français. Saluons la clairvoyance (désormais coutumière) des éditions Atrabile dans cette initiative et espérons que ce livre aigre-doux à l’humour so british appellera d’autres traductions de l’œuvre de l’auteur.
Why Don’t You Love Me? est construit comme un soap opera décliné en autant d’épisodes que le livre comporte de doubles pages. Il met en scène un couple qui ne semble plus en être un (ou l’a-t-il déjà été?). Claire hante l’appartement en peignoir, motivée seulement par l’idée du vin que pourrait acheter Mark, son pseudo-mari en burn out qui dort sur le canapé du salon. Ils ont deux enfants, c’est-à-dire deux poids qui s’ajoutent au fardeau de leurs vies. De séquence en séquence, de révélateurs de dysfonctionnement pathologique en situations grotesques et risibles, les journées se déclinent mollement jusqu’à ce que le récit bascule dans une dimension inattendue.
Usant d’une ligne claire qu’on pourrait rapprocher de celle d’auteurs nord américains tels que Clowes, Seth ou Brown, Rainey porte un regard à la fois amusé et consterné sur la complexité de notre rapport au monde : la vie de couple dont les concessions nécessaires se heurtent à la culture de l’individualisme ; l’organisation absurde d’un travail sans intérêt ; le mensonge qui encadre tous les niveaux de la vie sociale ; l’amour comme on se colle un pansement. On pourrait y voir du cynisme, c’est avant tout du bon sens, et tellement drôle. Vivement la suite !
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